De tout temps, du moins en ce qui concerne les derniers siècles, les populations ont senti le besoin de donner des noms (odonymes)[1] aux sites et aux routes qui y menaient, question de se repérer.
En France[2], « c’est au tout début du XVIIe siècle, sous le règne d’Henri IV, que les premiers noms de voies officiels sont donnés : ces derniers ne servent plus seulement à se repérer, mais aussi à célébrer un individu ou un événement. La place Dauphine, aménagée à partir de 1607 à la demande d’Henri IV, est l’une des premières voies baptisées en l’honneur d’une personnalité, à savoir le jeune Louis, Dauphin de France et futur Louis XIII. Petit à petit, les hommages à des personnalités, des événements (avenue et place de Wagram, Rue du 8-Mai-1945) ou des lieux géographiques (rue de Nancy, boulevard de Strasbourg) sans rapport avec l’environnement immédiat du lieu s’imposent dans les choix des noms ».
Au Québec, et plus précisément à Québec[3], fondée par Champlain en 1608, « on ne peut pas encore parler de véritables rues vers 1650 parce que, d’une part, il y a très peu de bâtiments en bordure de ces voies et que, d’autre part, Québec n’est pas encore une agglomération…Avant de recevoir leurs appellations actuelles, des rues de Québec ont été désignées par des expressions locatives, surtout avant 1660. On identifie, par exemple, la rue Sainte-Anne, en 1640, par la périphrase « chemin joignant les terres des Reverends Peres Jesuittes ». .. À partir de 1680, l’usage des noms de rues s’impose de plus en plus ». Ce sont soit des noms associatifs ou de proximité (Place d’Armes), soit des noms descriptifs (Escalier de la Basse-Ville), soit des odonymes religieux (Rue Notre-Dame) ou soit (dans une moindre mesure) des appellations honorifiques (Rue De Buade) ».
Au Saguenay, on constate qu’à Chicoutimi[4], dès 1906, la pratique fut de rendre hommage à des personnalités locales ou étrangères (ex : Rue Bossé, rue Cartier), et par la suite, on ajoute aussi des lieux géographiques qui n’ont aucune relation avec l’environnement immédiat (ex : Rue de la Bretagne, à Jonquière ou rue d’Angoulême à Chicoutimi) ou encore des noms tirés de la faune et de la flore (ex : Rue des Érables, à La Baie).
En ce décembre 2021, la Ville de Saguenay compte près de 2 100 voies[5] de communications sur son territoire qui se répartissent selon les catégories suivantes :
Donc on a donné le nom d’une personnalité à près de la moitié de nos rues et ce, afin que les générations futures se souviennent de ces personnes remarquables. Quelles sont donc ces personnalités? Il ne suffit pas de donner un nom, encore faut-il savoir ce qu’il évoque. Pour ce faire, consultons le site de la Commission. Or, on constate que, dans 70% des cas, c’est la note suivante qui apparaît au lieu de la signification du nom :
« L’origine de ce nom et, le cas échéant, sa signification n’ont pu être déterminées jusqu’à maintenant. La Commission de toponymie invite toute personne détenant une information sur l’un ou l’autre de ces aspects à lui en faire part ».
J’ai donc demandé à la Ville, via le site d’accès à l’information, de me transmettre la liste des noms et leur signification. On m’a répondu qu’aucun document n’existait et de consulter le site de la commission de Toponymie du Québec, ce qui était déjà fait. J’ai alors transmis par courriel une demande plus précise à la commission et voici leur réponse :
« Depuis plusieurs années, nous demandons systématiquement aux municipalités de nous fournir l’origine et la signification des noms qu’elles nous soumettent pour officialisation. Lorsque de nouveaux noms sont officialisés, nous rédigeons une notice pour la Banque de noms de lieux du Québec. Pour les désignations plus anciennes, dans certains cas, l’informations concernant l’origine et la signification des noms a été consignée dans la base de données interne, mais aucune notice n’a encore été rédigée. Dans d’autres cas, ni la municipalité ni nous ne connaissons l’origine et la signification d’un nom donné. La mention « L’origine de ce nom… etc. » paraît automatiquement lorsqu’aucune notice n’a été rédigée. En somme, les municipalités sont responsables de nous transmettre l’information pour les nouveaux noms qu’elles nous soumettent pour officialisation. Pour les désignations plus anciennes, nous faisons notamment appel aux citoyens et aux sociétés d’histoire. Nous avons également une petite équipe d’historiens à la Commission dont le travail consiste notamment à rédiger des notices pour les toponymes qui rappellent des personnes. »
Cette exigence de la commission ne date pas d’hier. Est-ce que les autres villes comparables ont toutes été aussi indisciplinées? La réponse est NON.
Des villes[6] telles Sherbrooke, Lévis et Trois-Rivières ont pratiquement un score parfait (90% à 100%) et d’autres telles Gatineau, Terrebonne et St-Jean-sur-Richelieu sont entre 43% et 50%.
Il ne faut pas se surprendre, après le peu d’égard accordé pour le choix du nom[7] de la ville, que nos élus municipaux n’aient pas daigné accorder plus d’importance à la conservation de notre mémoire collective. En plus d’être le cancre en matière d’odonymie, la ville revendique le même titre en matière de toponymie, ayant rejeté du revers de la main la proposition de la Commission de toponymie du Québec qui recommandait le nom Chicoutimi et devenait ainsi la seule ville issue des fusions qui ne porte pas le nom d’une des villes fusionnées. Avant de dépenser des centaines de milliers de dollars pour des événements mettant en vedette des artistes étrangers qui ne génèrent que peu de retombées économiques pour la ville ( une chronique sera publiée prochainement à ce sujet ), il serait temps de réaliser que les touristes seraient très certainement plus nombreux s’ils se retrouvaient dans une municipalité qui connaît son histoire et qui sait la mettre en évidence. Des plaques commémoratives pour décrire le nom des rues, des monuments, la description des bâtiments historiques et des places publiques sont autant de façon de mettre en évidence notre histoire.
On me dit que le nouveau conseil municipal est désireux de mettre en œuvre un comité de toponymie. J’en suis très heureux et j’espère qu’on commencera par la base et qu’on s’assurera qu’on rend à César ce qui appartient à César. Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, il faut repartir à Zéro : se questionner, entre autres, sur le nom de la ville et sur le nom des rues qui n’évoquent rien de notre histoire.
[1] Odonyme : vient du grec ancien ὁδός (hodós, « route ») et du suffixe « onyme », provenant du grec ancien ὄνομα (ónoma, « nom »), d’où le nom d’une route. L’odonymie est donc l’étude des odonymes, parfois écrit hodonymes, un nom propre désignant une voie de communication. Un odonyme peut être le nom d’une rue, d’une route, d’une place, d’un chemin, etc. … Typiquement, un odonyme comporte deux parties : un nom individuel et un indicateur du type de voie dont il s’agit.
[2] La petite histoire des noms de rues à Paris, https://www.pariszigzag.fr/secret/histoire-insolite-paris/attribution-nom-rue-voie
[3] Noms de rues de Québec au XVIIe siècle, origine et histoire, Dossier toponymique 27, Commission de toponymie, 2000.
[4] Jacques Pelletier, le toponyme Chicoutimi, une histoire inachevée, Éditions Ichkotimi, 2016, carte inédite de la ville de Chicoutimi en 1906, pages 264-265
[5] Jacques Pelletier, compilation à partir de la liste des rues figurant à la Commission de toponymie du Québec, Noms de voies de communication pour une municipalité, https://toponymie.gouv.qc.ca/ct/toposweb/Odonymes.aspx
[6] Jacques Pelletier, vérification de la totalité des noms pour la ville de Saguenay et d’une compilation à partir d’un échantillon de plus de 50 noms pris au hasard pour les autres.
[7] Jacques Pelletier, le Collectif pour une commission indépendante sur le nom, juin 2019, https://jacquespelletier.ca/chronique/processus-de-consultation-pour-le-choix-du-nom/
Bonjour M. Pelletier, c’est avec grand intérêt que je relis votre chronique et que je lirai les autres. Je souhaite ardemment que nos élus donnent suite à vos propos. Vous êtes un digne représentant de notre histoire régionale et vous en félicite. Y aura-t-il enfin un éveil à cette réalité? Avant notre mort de préférence… Bravo pour votre conviction et votre engagement!
Madame Lavoie,
Il y en a d’autres, tel Russel-Aurore Bouchard, qui font un travail extraordinaire depuis des décennies et dont les oeuvres ne sont pas toujours reconnues à leur juste valeur. Il faut y remédier et souligner son profond attachement à la région et à ses racines.