Après 20 ans, force est de constater que l’unité est loin d’être acquise dans cette ville issue des fusions de 2002, dans cette ville aux dimensions démesurées qui n’a pas encore réussi à régulariser la représentativité démocratique entre les arrondissements et dont le nom est carrément rejeté par presque la moitié de la population et considéré comme un pis-aller par une autre frange très importante. Donc une ville sans nom qui lui est propre et qui d’ailleurs n’en n’est pas une. Une ville où le sentiment d’appartenance aux anciennes municipalités est encore très profond. Comment peut-on en arriver à une cohérence face à cette situation? Certains diront que le temps fera son œuvre et que les jeunes s’approprieront cette ville. Peut-être mais rien n’est moins sûr. Et encore dans quel état sera-t-elle?

Il y a peut-être une autre solution. Dans l’essai portant sur la « Genèse des nations et cultures du nouveau monde[1] » que Monsieur Gérard Bouchard a publié en 2000, un paragraphe a attiré tout particulièrement mon attention; ses observations, malgré qu’elles se rapportent à la façon dont se sont développées les différentes nations en Amérique Latine, pourraient être une piste de solution pour en arriver à se forger une identité municipale dont nous serions tous très fiers et je cite:

« Mettre[2] en scène une expérience commune faite de solidarité et de cohésion; à partir de là, nourrir un sentiment d’identité; mettre en place des mythes fondateurs[3] qui lui servent de référence; se donner des racines aussi anciennes que possible, une légitimité qui se moule dans une antique tradition en vertu de laquelle la nation transcende les individus et les générations. En ce qui concerne plus particulièrement l’impasse de la mémoire longue, on l’a résolue, plus souvent qu’autrement, en empruntant le passé de l’occupant primitif.»

Telles les nations actuelles du Nouveau Monde, le territoire de Ville de Saguenay a subi l’occupation des Européens il y a quelques centaines d’années seulement. Quand on prend pays il faut se l’approprier, reconnaître et composer avec son passé, sinon nous ne sommes que des expatriés. On ne peut être un habitant du Haut-Saguenay sans reconnaître son caractère distinctif. Quatre millénaires avant les Européens, des humains comme nous ont peuplé ce territoire situé à l’extrémité du fjord, à « la fin de l’eau profonde[4] ». Ils vivaient dans un pays hostile, ils ne savaient pas écrire, ils avaient toutefois un langage riche comme en fait foi, dans le cas des Innus, le site web de l’Institut Tshakapesh. Ils ne comptaient que sur leur mémoire pour transmettre leurs us et coutumes de génération en génération. Ils nous ont accueillis avec bienveillance. Trop même, puisque sans le savoir nous leur avons transmis des virus qui les ont décimés davantage que ne l’auraient fait les conquistadors ou la cavalerie étatsunienne[5]. Si nous avons pu survivre dans ce coin de pays, c’est en grande partie grâce à l’expérience qu’ils avaient acquise.

N’hésitons donc pas à associer leur histoire à la nôtre. Aujourd’hui les Autochtones, les Métis, les Européens et aussi plusieurs autres ethnies, partagent ce même territoire. Comment mettre en œuvre le processus que nous décrit M. Bouchard? Il est temps que nos élus, oui c’est un sujet politique, fassent leur examen de conscience et identifient le ou les fils conducteurs pour réaliser l’unification. Ils ne pourront le faire qu’en formant une commission indépendante pour traiter de ce sujet. M. Bouchard serait un candidat idéal pour la présider.

Les sujets à traiter : qui sommes-nous, à quoi voulons-nous nous identifier, quel nom est le plus représentatif de ce que nous avons été, de ce que nous sommes et de ce que nous voulons être? Quelle est notre vision du rôle de chaque ancienne municipalité qui tienne compte de son histoire et de sa culture et qui soit complémentaire pour former un tout cohérent?

Allons, membres du conseil municipal, n’hésitez pas à agir, l’avenir de la Ville est entre vos mains.

Je vous laisse sur cette réflexion de Serge Bouchard, anthropologue, qu’il a publiée dans son livre «Un café avec Marie» alors qu’il s’entretenait sur la valeur des toponymes:

«Un nom de lieu doit faire l’objet d’une grande attention. Si on nomme les choses à la sauvette, sans réfléchir, on risque de passer à côté de la valeur de l’évocation, de la beauté des mots et de la poésie du monde» …«Un toponyme ça conte une histoire, ça décrit un lieu» …«Le beau nom de Chicoutimi ne serait jamais disparu de la carte si nous avions eu du cœur, du goût et de la mémoire.»

Il n’est pas trop tard pour corriger cette aberration. Serge Bouchard nous raconte que «Lord Simcoe qui avait jugé que le nom de la ville de Toronto était trop iroquois à son goût l’a fait changer pour le très britannique nom de York[6]»  le 23 août 1793 en l’honneur du Duc de York, qui avait récemment sauvé la Hollande d’une invasion française. «Heureusement cela n’a pas duré». Le nom de Toronto sera restauré en 1834[7].

[1] Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde, Les Édition du Boréal, 2000, 500 pages.

[2] Idem, page 213

[3] Le mythe de fondation, appelé aussi, suivant les circonstances, mythe fondateur, ou mythe national, est un récit étiologique expliquant l’origine d’une religion, d’une cité, d’un pays, d’une nation, source : Wikipédia.

[4] Mgr Antonin Nantel, docteur ès-lettres de l’université de Montréal, Pages historiques et littéraires, Lexique de la langue algonquine, Imprimeurs Arbour et Dupont, 1928, page 359, « l’étymologie de plusieurs noms géographiques : Témiscamingue, pour timikaming ou lac profond; Chicoutimi, de ichkotimi la fin de l’eau profonde ; Abbitibi, de abita nipi (eau mitoyenne), parce que ce lac est situé à la hauteur des terres »

[5] Russel Bouchard, La Piste des Larmes, un Canadien français témoin du génocide des Indiens des Grandes Plaines, Journal du soldat Eugène Roy, 1857-1860, Chicoutimi, 2017

[6] Serge Bouchard, Un café avec Marie, Boréal, 2021

[7] Ministère des Services au public et aux entreprises, Le voyage vers York, Gouvernement de l’Ontario, Elizabeth Simcoe : Le voyage vers York (gov.on.ca)

 

9 réponses pour “Ville de Saguenay :  à la recherche de son identité municipale”

      • On dirait bien que tes chroniques prennent vraiment racine.
        Comment pourrait-il en être autrement avec tes analyses fines.
        Tes références historiques offrent de Chicoutimi une belle vitrine.
        Plus de chroniques pour que dans le bon sens, on chemine.

  • En espérant que le « Gros bon Sens » éclaire nos politiciens. Par respect pour l’histoire: clamons haut et fort le beau nom historique de Chicoutimi .

    • Monsieur Gagné,
      Oui le toponyme Chicoutimi est beau lorsqu’il est bien prononcé. Mais il est plus que cela: il est significatif, distinctif et porteur de la mémoire collective des Innus, des Métis et de nous les nouveaux arrivants.

  • Saguenay est un nom pour le moins aberrant.
    Foure-tout, on ne le dira jamais assez souvent.
    Ici, c’est le chauvinisme, en maître, règnant.
    Pour réhabiliter Chicoutimi: un changement.
    Il faut un retour à la case départ, comme avant.

  • Le cœur me débat toujours quand je lis d’aussi belles chroniques, d’abord pour les connaissances transmises et ensuite, et surtout, pour l’ignorance avec laquelle nous nous sommes laissés berner par des ignares de notre histoire, notre identité, nos racines, notre avenir et surtout: l’avenir de nos enfants et générations futures!
    Citoyens de Saguenay reprenons ce qu’on nous a enlevé et ensemble, mettons notre fierté à contribution et notre amour pour transmettre à nos descendants leur identité propre! MERCI !

  • Oui si tous nos élus, et pas seulement ceux de Chicoutimi, pouvaient lire ce texte, le méditer et s’en inspirer ça pourrait être une amorce au changement. Mais, on dirait qu’en entrant au Conseil, ils ont tous prêté allégeance à sa majesté Saguenay.
    Un des conseillers de Chicoutimi, Michel Tremblay, encore récemment, tançait vertement Mme Pauline Brassard, alors membre du C.A. du Mouvement Chicoutimi, lui reprochant d’être rétrograde sinon dépassée parce que 20 ans plus tard elle continue le combat. Décidément il y a encore beaucoup à faire pour changer cette malheureuse décision.

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