Chicoutimi, le 14 août 2022

Lettre ouverte adressée à Messieurs Éric Bédard, historien, et Lucien Bouchard, ex premier ministre du Québec

Événement: Rendez-vous d’histoire de Québec,

 Les fusions municipales de 2002, une action pour réduire le déficit de la province mais à quel prix? 

 Messieurs Bédard et Bouchard, merci de cette excellente entrevue et permettez-moi d’intervenir quelques instants.

Je m’adresse tout d’abord à Monsieur Bédard. Dans votre livre « L’histoire du Québec pour les nuls », paru en 2019, vous y consacrez une part importante à la période de 1967 à 2014, soit la période René Lévesque et à ses successeurs dont celle sous la gouverne de M. Lucien Bouchard, premier ministre du Québec de 1996 à 2001. Ce dernier reprend le thème cher à René Lévesque et au PQ en 1974, soit celui de former « un bon gouvernement[1] » particulièrement en mettant de l’ordre dans les finances publiques. Parmi les actions mises en œuvre, une Commission nationale sur les finances et la fiscalité locales est créée le 29 avril 1998. En formant cette commission[2], et je cite, « non seulement le gouvernement avait-il comme objectif de faire contribuer tous les secteurs à la réduction du déficit budgétaire, mais il souhaitait aussi procéder à des rationalisations qui amèneraient, à plus long terme, une plus grande efficacité de gestion et un meilleur équilibre entre la demande et l’offre des services publics. » On assiste alors à une deuxième vague de fusions municipales après celle de 1975. Monsieur Bédard, j’aurais aimé vous lire à ce sujet et particulièrement en ce qui concerne celle dans le Haut-Saguenay, une erreur monumentale[3] avérée, d’autant plus que le nom associé à cette ville a été une aberration historique et socio-économique résultant d’un simulacre de consultation populaire. Je parle naturellement de la Ville de Saguenay cette ville atypique et dysfonctionnelle[4].

Ma question s’adresse maintenant à Monsieur Bouchard : est-ce que René Lévesque aurait permis un tel assassinat de notre mémoire collective? Rappelons les qualificatifs que vous avez utilisés lors d’une entrevue avec le journaliste Patrice Roy[5] pour décrire Monsieur Lévesque: courage, sens critique, éthique, démocratie. Après vingt ans le processus pour le choix du nom de cette ville vous apparaît-il encore approprié? Je sais que vous n’étiez plus premier ministre lors de cette consultation populaire mais c’est sous votre gouvernement que Mme Harel a plié l’échine devant l’ignorance et l’esprit de clocher qui ont eu raison du nom Chicoutimi, nom d’appel pour cette région depuis des temps immémoriaux, allant même à l’encontre de l’opinion de la commission de toponymie du Québec et de celle de la Société historique du Saguenay. On me dit que vous avez d’ailleurs déclaré, il y a quelque temps, lors d’une conversation avec l’ancienne mairesse de Saguenay, Mme Josée Néron, que le choix du nom Saguenay avait été une erreur. Pouvez-vous nous le confirmer s.v.p. Il n’est pas trop tard pour corriger la situation. Même la ville de Toronto a dû attendre 40 ans avant de reprendre son nom qu’on avait changé, en 1793, pour celui de York. Comment se fait-il que les historiens et les politiciens actuels ne réagissent pas plus à cette situation inepte et injuste?

Je termine par cette réflexion[6] du regretté Serge Bouchard, anthropologue: « Le beau nom de Chicoutimi ne serait jamais disparu de la carte si nous avions eu du cœur, du goût et de la mémoire ».

Merci de votre attention

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Jacques Pelletier

411, rue Maria-Chapdelaine, Chicoutimi, QC, G7H 6J9, 418-696-2012

Jacquespelletier5@videotron.ca

Publications :

  • Le toponyme Chicoutimi, une histoire inachevée, Éditions Ichkotimi, 2016, 328 pages couleurs, 8½x 11
  • Saguenay sous l’administration Tremblay, Éditions Ichkotimi, 2017, 180 pages couleurs, 6 x 9
  • Carte inédite de la ville de Chicoutimi en 1928, Éditions Ichkotimi, 2020, couleurs, 40’’ x 80’’. (Propriété maintenant du Musée de la Pulperie de Chicoutimi).
  • Plus de 80 chroniques municipales : Jacques Pelletier – Éditions Ichkotimi – Chroniques municipales

NB: Voici la réponse publique de Monsieur Bouchard à la question:  Après vingt ans le processus pour le choix du nom de cette ville vous apparaît-il encore approprié?

[1] Éric Bédard, historien, L’Histoire du Québec pour les nuls, Éditions First, 2019, pages 290 et334.

[2] PACTE 2000 RAPPORT DE LA COMMISSION NATIONALE SUR LES FINANCES ET LA FISCALITÉ LOCALES, avril 1999, page 1

[3] Un exemple d’une fusion ratée : Ville de Saguenay – Jacques Pelletier. Vous trouverez d’autres articles connexes sur mon site Web.

[4] Jacques Pelletier, chronique, 15 novembre 2021, Repartir à zéro! – Jacques Pelletier

[5] Patrice Roy, Radio-Canada, 3 juin 2022, L’héritage de René Lévesque : entrevue avec Lucien Bouchard, L’héritage de René Lévesque : entrevue avec Lucien Bouchard – YouTube

 

[6] Serge Bouchard, Un café avec Marie, Boréal, 2021, page 35

Après 20 ans, force est de constater que l’unité est loin d’être acquise dans cette ville issue des fusions de 2002, dans cette ville aux dimensions démesurées qui n’a pas encore réussi à régulariser la représentativité démocratique entre les arrondissements et dont le nom est carrément rejeté par presque la moitié de la population et considéré comme un pis-aller par une autre frange très importante. Donc une ville sans nom qui lui est propre et qui d’ailleurs n’en n’est pas une. Une ville où le sentiment d’appartenance aux anciennes municipalités est encore très profond. Comment peut-on en arriver à une cohérence face à cette situation? Certains diront que le temps fera son œuvre et que les jeunes s’approprieront cette ville. Peut-être mais rien n’est moins sûr. Et encore dans quel état sera-t-elle?

Il y a peut-être une autre solution. Dans l’essai portant sur la « Genèse des nations et cultures du nouveau monde[1] » que Monsieur Gérard Bouchard a publié en 2000, un paragraphe a attiré tout particulièrement mon attention; ses observations, malgré qu’elles se rapportent à la façon dont se sont développées les différentes nations en Amérique Latine, pourraient être une piste de solution pour en arriver à se forger une identité municipale dont nous serions tous très fiers et je cite:

« Mettre[2] en scène une expérience commune faite de solidarité et de cohésion; à partir de là, nourrir un sentiment d’identité; mettre en place des mythes fondateurs[3] qui lui servent de référence; se donner des racines aussi anciennes que possible, une légitimité qui se moule dans une antique tradition en vertu de laquelle la nation transcende les individus et les générations. En ce qui concerne plus particulièrement l’impasse de la mémoire longue, on l’a résolue, plus souvent qu’autrement, en empruntant le passé de l’occupant primitif.»

Telles les nations actuelles du Nouveau Monde, le territoire de Ville de Saguenay a subi l’occupation des Européens il y a quelques centaines d’années seulement. Quand on prend pays il faut se l’approprier, reconnaître et composer avec son passé, sinon nous ne sommes que des expatriés. On ne peut être un habitant du Haut-Saguenay sans reconnaître son caractère distinctif. Quatre millénaires avant les Européens, des humains comme nous ont peuplé ce territoire situé à l’extrémité du fjord, à « la fin de l’eau profonde[4] ». Ils vivaient dans un pays hostile, ils ne savaient pas écrire, ils avaient toutefois un langage riche comme en fait foi, dans le cas des Innus, le site web de l’Institut Tshakapesh. Ils ne comptaient que sur leur mémoire pour transmettre leurs us et coutumes de génération en génération. Ils nous ont accueillis avec bienveillance. Trop même, puisque sans le savoir nous leur avons transmis des virus qui les ont décimés davantage que ne l’auraient fait les conquistadors ou la cavalerie étatsunienne[5]. Si nous avons pu survivre dans ce coin de pays, c’est en grande partie grâce à l’expérience qu’ils avaient acquise.

N’hésitons donc pas à associer leur histoire à la nôtre. Aujourd’hui les Autochtones, les Métis, les Européens et aussi plusieurs autres ethnies, partagent ce même territoire. Comment mettre en œuvre le processus que nous décrit M. Bouchard? Il est temps que nos élus, oui c’est un sujet politique, fassent leur examen de conscience et identifient le ou les fils conducteurs pour réaliser l’unification. Ils ne pourront le faire qu’en formant une commission indépendante pour traiter de ce sujet. M. Bouchard serait un candidat idéal pour la présider.

Les sujets à traiter : qui sommes-nous, à quoi voulons-nous nous identifier, quel nom est le plus représentatif de ce que nous avons été, de ce que nous sommes et de ce que nous voulons être? Quelle est notre vision du rôle de chaque ancienne municipalité qui tienne compte de son histoire et de sa culture et qui soit complémentaire pour former un tout cohérent?

Allons, membres du conseil municipal, n’hésitez pas à agir, l’avenir de la Ville est entre vos mains.

Je vous laisse sur cette réflexion de Serge Bouchard, anthropologue, qu’il a publiée dans son livre «Un café avec Marie» alors qu’il s’entretenait sur la valeur des toponymes:

«Un nom de lieu doit faire l’objet d’une grande attention. Si on nomme les choses à la sauvette, sans réfléchir, on risque de passer à côté de la valeur de l’évocation, de la beauté des mots et de la poésie du monde» …«Un toponyme ça conte une histoire, ça décrit un lieu» …«Le beau nom de Chicoutimi ne serait jamais disparu de la carte si nous avions eu du cœur, du goût et de la mémoire.»

Il n’est pas trop tard pour corriger cette aberration. Serge Bouchard nous raconte que «Lord Simcoe qui avait jugé que le nom de la ville de Toronto était trop iroquois à son goût l’a fait changer pour le très britannique nom de York[6]»  le 23 août 1793 en l’honneur du Duc de York, qui avait récemment sauvé la Hollande d’une invasion française. «Heureusement cela n’a pas duré». Le nom de Toronto sera restauré en 1834[7].

[1] Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde, Les Édition du Boréal, 2000, 500 pages.

[2] Idem, page 213

[3] Le mythe de fondation, appelé aussi, suivant les circonstances, mythe fondateur, ou mythe national, est un récit étiologique expliquant l’origine d’une religion, d’une cité, d’un pays, d’une nation, source : Wikipédia.

[4] Mgr Antonin Nantel, docteur ès-lettres de l’université de Montréal, Pages historiques et littéraires, Lexique de la langue algonquine, Imprimeurs Arbour et Dupont, 1928, page 359, « l’étymologie de plusieurs noms géographiques : Témiscamingue, pour timikaming ou lac profond; Chicoutimi, de ichkotimi la fin de l’eau profonde ; Abbitibi, de abita nipi (eau mitoyenne), parce que ce lac est situé à la hauteur des terres »

[5] Russel Bouchard, La Piste des Larmes, un Canadien français témoin du génocide des Indiens des Grandes Plaines, Journal du soldat Eugène Roy, 1857-1860, Chicoutimi, 2017

[6] Serge Bouchard, Un café avec Marie, Boréal, 2021

[7] Ministère des Services au public et aux entreprises, Le voyage vers York, Gouvernement de l’Ontario, Elizabeth Simcoe : Le voyage vers York (gov.on.ca)

 

2 réponses pour “Lettre ouverte adressée à Messieurs Éric Bédard, historien et Lucien Bouchard, ex premier ministre du Québec”

  • Il faudrait une équipe d’hommes et femmes de valeur , convaincue et documentée comme vous, pour faire avancer votre travail, je ne peux pas croire que ce nom Chicoutimi est disparu à jamais. On dirait que les journalistes surtout RC, ont eu le message de toujours dire Saguenay, pour ne pas déplaire surtout à Jonquière.
    Bravo pour votre résilience et votre grand savoir
    Monique

    • Madame Ouellet,

      Les personnes les plus aptes pour faire avancer ce dossier sont les conseillers et conseillère de Chicoutimi.
      Je suis à leur disposition en tout temps. Il en est de même pour Russel-Aurore Bouchard le seul historien qui ose en débattre. Ce sera le 350e anniversaire du poste de traite et de la mission catholique de Chicoutimi en 2026. Certaines personnes s’en occupent de commémorer cet événement mais semblent réfractaires à vouloir en profiter pour revenir sur le nom de la ville. Je n’ai reçu aucun appel des médias. On dirait que personne ne veut en débattre et pourtant c’est rare qu’un politicien avoue s’être trompé.

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